 
La réforme des délais de prescription en matière pénale, introduite par la loi du 27 février 2017, a profondément modifié un aspect fondamental de notre système judiciaire. Cette transformation s’inscrit dans une volonté d’adapter notre droit aux exigences contemporaines de justice, notamment face à certaines infractions particulièrement graves ou complexes. Les modifications apportées aux articles 7 à 9 du Code de procédure pénale ont doublé les délais de prescription de l’action publique et créé de nouveaux mécanismes de report ou de suspension. Ces changements, loin d’être de simples ajustements techniques, reflètent une évolution substantielle de notre conception de la temporalité judiciaire et de l’équilibre entre droit à l’oubli et nécessité de poursuivre.
Fondements et Évolution Historique de la Prescription en Droit Pénal
La prescription en matière pénale constitue un principe ancien de notre droit, dont les racines remontent au droit romain. Ce mécanisme juridique établit une limite temporelle à la possibilité d’engager des poursuites (prescription de l’action publique) ou d’exécuter une peine (prescription de la peine). Cette institution repose sur plusieurs justifications théoriques qui ont évolué au fil du temps.
Historiquement, la théorie de la preuve représentait l’un des fondements principaux de la prescription. Selon cette conception, l’écoulement du temps rend plus difficile la collecte de preuves fiables, augmentant le risque d’erreurs judiciaires. Parallèlement, la théorie de l’amendement suppose qu’après un certain temps sans récidive, l’auteur présumé aurait démontré une forme de réhabilitation de fait, rendant la sanction moins nécessaire.
Avant la réforme de 2017, le système français se caractérisait par une relative brièveté des délais, avec une prescription de trois ans pour les délits et dix ans pour les crimes. Cette configuration, héritée du Code d’instruction criminelle de 1808, avait connu peu de modifications majeures jusqu’au début du XXIe siècle.
Toutefois, plusieurs facteurs ont progressivement mis en lumière les limites de ce cadre traditionnel :
- L’émergence de nouvelles technologies d’investigation permettant de résoudre des affaires anciennes
- La reconnaissance accrue des traumatismes psychologiques empêchant certaines victimes de dénoncer rapidement les faits
- La complexification des infractions économiques et financières, souvent découvertes longtemps après leur commission
Face à ces défis, la jurisprudence avait progressivement développé des solutions palliatives, comme la théorie des infractions occultes ou dissimulées. La Cour de cassation avait ainsi établi que, pour certaines infractions, le délai de prescription ne commençait à courir qu’à partir du moment où l’infraction pouvait être découverte dans des conditions permettant l’exercice de l’action publique.
Cette évolution jurisprudentielle, bien que pragmatique, soulevait des questions de sécurité juridique et de cohérence normative. La réforme de 2017 est donc venue consacrer législativement certaines de ces solutions tout en refondant l’ensemble du régime de la prescription pénale.
Analyse Détaillée des Nouveaux Délais de Prescription
La loi n° 2017-242 du 27 février 2017 a instauré un nouveau régime de prescription pénale caractérisé par un allongement significatif des délais et une clarification des règles de computation. Cette réforme a modifié en profondeur les articles 7, 8 et 9 du Code de procédure pénale, établissant un cadre à la fois plus étendu et plus précis.
Allongement des délais de droit commun
Le premier changement majeur concerne le doublement des délais de prescription de l’action publique :
- Pour les crimes : passage de 10 à 20 ans à compter du jour de la commission de l’infraction
- Pour les délits : passage de 3 à 6 ans selon les mêmes modalités
- Pour les contraventions : maintien du délai d’un an
Cette extension temporelle traduit une volonté du législateur de répondre aux préoccupations sociales concernant l’impunité perçue dans certaines affaires médiatisées où les faits étaient prescrits avant même leur découverte.
Régimes dérogatoires pour certaines infractions
Au-delà de l’allongement général, la réforme a maintenu et parfois étendu les régimes dérogatoires préexistants :
Pour les crimes contre l’humanité, la règle de l’imprescriptibilité demeure inchangée, conformément à l’article 213-5 du Code pénal et aux engagements internationaux de la France.
Concernant certains crimes commis contre les mineurs, la prescription est portée à 30 ans et ne commence à courir qu’à partir de la majorité de la victime. Cette disposition concerne notamment les crimes de meurtre ou d’assassinat commis avec viol, tortures ou actes de barbarie, mais aussi les crimes de viol, d’agression sexuelle ou de proxénétisme aggravé.
Les délits sexuels commis contre les mineurs voient leur délai porté à 20 ans à compter de la majorité de la victime, reconnaissant ainsi les mécanismes psychologiques d’amnésie traumatique et de difficulté à dénoncer.
Les infractions terroristes bénéficient également d’un régime spécifique avec une prescription de 30 ans pour les crimes et 20 ans pour les délits.
Consécration législative des infractions occultes et dissimulées
L’innovation majeure de la réforme réside dans la codification de la jurisprudence relative aux infractions occultes ou dissimulées. L’article 9-1 du Code de procédure pénale prévoit désormais que :
« Le délai de prescription de l’action publique des infractions occultes ou dissimulées court à compter du jour où l’infraction est apparue et a pu être constatée dans des conditions permettant la mise en mouvement ou l’exercice de l’action publique, sans toutefois que le délai de prescription puisse excéder trente ans pour les crimes et douze ans pour les délits à compter du jour où l’infraction a été commise. »
Cette disposition distingue deux catégories d’infractions à régime spécial :
- Les infractions occultes : celles qui, en raison de leurs éléments constitutifs, ne peuvent être connues ni de la victime ni de l’autorité judiciaire (exemple : abus de biens sociaux)
- Les infractions dissimulées : celles dont l’auteur accomplit délibérément toute manœuvre pour en empêcher la découverte (exemple : corruption active avec dissimulation des paiements)
Toutefois, le législateur a instauré un « délai butoir » limitant cette extension à 30 ans pour les crimes et 12 ans pour les délits, afin d’éviter une imprescriptibilité de fait qui aurait pu soulever des questions constitutionnelles relatives au droit à l’oubli.
Mécanismes de Suspension et d’Interruption de la Prescription
La réforme de 2017 ne s’est pas limitée à allonger les délais de prescription; elle a également clarifié et enrichi les mécanismes permettant de suspendre ou d’interrompre leur cours. Ces dispositifs techniques, souvent méconnus du grand public, constituent pourtant des outils juridiques fondamentaux dans l’application pratique du droit de la prescription.
Distinction entre suspension et interruption
Il convient d’abord de rappeler la distinction fondamentale entre ces deux mécanismes :
La suspension de la prescription arrête temporairement le cours du délai sans effacer le délai déjà écoulé. Une fois l’obstacle levé, le délai reprend son cours là où il s’était arrêté. Cette notion est désormais explicitement définie à l’article 9-2 du Code de procédure pénale.
L’interruption de la prescription, quant à elle, efface le délai déjà couru et fait courir un nouveau délai de même durée que l’ancien. Elle est prévue à l’article 9-2 du même code.
Causes de suspension codifiées
La loi du 27 février 2017 a clarifié les causes de suspension de la prescription en les énumérant de façon plus précise :
L’article 9-2 du Code de procédure pénale prévoit désormais que la prescription est suspendue en présence d’un obstacle de droit ou d’un obstacle de fait insurmontable, rendant impossible l’exercice des poursuites.
Parmi les obstacles de droit, on peut citer :
- L’immunité parlementaire
- Les questions préjudicielles
- L’exercice de recours devant le Conseil constitutionnel ou les juridictions européennes
Les obstacles de fait concernent principalement les situations où le suspect est dans l’impossibilité physique d’être poursuivi (coma prolongé, disparition, etc.).
La réforme a également introduit une nouvelle cause de suspension spécifique : lorsque le juge d’instruction procède à une demande d’entraide judiciaire internationale, la prescription est suspendue jusqu’à la réponse du pays sollicité, pour une durée maximale de deux ans.
Actes interruptifs de prescription
L’interruption de la prescription résulte de tout acte d’enquête, d’instruction ou de poursuite tendant effectivement à la recherche et à la poursuite des auteurs d’une infraction.
La loi de 2017 a précisé et élargi la liste des actes interruptifs en incluant :
- Les procès-verbaux dressés par les enquêteurs
- Les réquisitions du procureur de la République
- Les ordonnances et jugements, même non définitifs
Une innovation majeure concerne l’effet interruptif « tous azimuts » : tout acte interruptif fait désormais courir un nouveau délai à l’égard de tous les auteurs ou complices de l’infraction, même ceux non visés par l’acte d’interruption, à condition qu’ils ne soient pas encore identifiés.
Cette règle, consacrée à l’article 9-2 du Code de procédure pénale, constitue un revirement par rapport à la jurisprudence antérieure de la Cour de cassation qui limitait l’effet interruptif aux seules personnes visées par les actes de poursuite.
Le cas particulier des infractions connexes
La réforme a également clarifié le régime des infractions connexes en précisant à l’article 9-2 que « les actes interruptifs de la prescription concernant l’une des infractions mentionnées à l’article 203 interrompent la prescription pour toutes les infractions connexes qui peuvent être reprochées à un même auteur ».
Cette disposition permet d’éviter le morcellement des poursuites et facilite la répression d’ensembles infractionnels complexes, notamment en matière de criminalité organisée ou de délinquance économique et financière.
Application Temporelle et Impacts Jurisprudentiels
La mise en œuvre de la réforme de 2017 a soulevé d’épineuses questions d’application dans le temps, générant une jurisprudence abondante qui a précisé les contours pratiques du nouveau régime de prescription.
Principes d’application temporelle
L’application temporelle de la loi allongeant les délais de prescription a fait l’objet d’un débat juridique intense. La question centrale était de déterminer si ces nouvelles dispositions pouvaient s’appliquer aux infractions commises avant l’entrée en vigueur de la loi, mais non encore prescrites à cette date.
La Chambre criminelle de la Cour de cassation a tranché cette question dans un arrêt de principe du 17 décembre 2019 (n° 19-82.646). Elle a jugé que les lois allongeant les délais de prescription de l’action publique sont immédiatement applicables aux infractions non encore prescrites lors de leur entrée en vigueur, sans que cela porte atteinte au principe de prévisibilité juridique.
Cette solution s’appuie sur l’idée que la prescription ne constitue pas un droit acquis pour l’auteur de l’infraction tant qu’elle n’est pas définitivement accomplie. La Cour européenne des droits de l’homme a d’ailleurs confirmé cette approche en considérant que l’allongement des délais de prescription n’équivaut pas à une application rétroactive de la loi pénale plus sévère au sens de l’article 7 de la Convention européenne des droits de l’homme.
Clarifications jurisprudentielles sur les notions d’infractions occultes et dissimulées
La consécration législative des infractions occultes et dissimulées a nécessité un important travail jurisprudentiel pour en préciser les contours.
Dans un arrêt du 11 septembre 2019 (n° 18-83.484), la Chambre criminelle a précisé la notion d’infraction dissimulée en indiquant qu’elle suppose des manœuvres actives de l’auteur pour en empêcher la découverte. Le simple silence ou la passivité ne suffisent pas à caractériser une dissimulation au sens de l’article 9-1 du Code de procédure pénale.
Concernant les infractions occultes, la jurisprudence a confirmé que cette catégorie englobe notamment :
- L’abus de biens sociaux
- Le trafic d’influence
- La prise illégale d’intérêts
- Certaines formes de fraude fiscale complexe
La Cour de cassation a également dû se prononcer sur l’articulation entre le nouveau régime légal et sa jurisprudence antérieure. Dans un arrêt du 20 mai 2020 (n° 19-83.567), elle a jugé que le délai butoir de 12 ans pour les délits occultes ou dissimulés s’appliquait même aux faits commis avant l’entrée en vigueur de la loi, alors que sa jurisprudence antérieure ne prévoyait pas de tel plafond.
Impact sur les stratégies procédurales
La réforme a considérablement modifié les stratégies procédurales tant pour l’accusation que pour la défense.
Du côté du ministère public et des parties civiles, les nouveaux délais offrent une marge de manœuvre accrue pour engager des poursuites, particulièrement dans les dossiers complexes nécessitant de longues investigations. Cette extension temporelle a notamment permis la poursuite d’affaires emblématiques qui auraient été prescrites sous l’ancien régime.
Pour la défense, l’allongement des délais et la multiplication des causes de suspension ou d’interruption ont rendu plus difficile l’invocation de la prescription. Les avocats doivent désormais développer des argumentations plus sophistiquées, notamment sur la qualification d’infraction occulte ou dissimulée, ou sur l’existence d’obstacles de fait ou de droit.
Les juges d’instruction et magistrats du parquet ont également adapté leurs pratiques, en veillant à accomplir régulièrement des actes interruptifs de prescription dans les dossiers complexes ou sensibles. Les demandes d’entraide internationale sont désormais formulées avec une attention particulière à leurs effets suspensifs.
Perspectives Critiques et Enjeux Futurs
Cinq ans après son entrée en vigueur, la réforme de la prescription pénale continue de susciter des débats juridiques et sociétaux. Si elle a indéniablement renforcé les capacités de poursuite de notre système judiciaire, elle soulève également des interrogations légitimes sur l’équilibre entre répression et droit à l’oubli.
Tensions entre efficacité répressive et sécurité juridique
L’allongement des délais de prescription répond à une demande sociale d’efficacité répressive, particulièrement face aux infractions graves ou complexes. Toutefois, cette extension temporelle n’est pas sans conséquence sur la sécurité juridique, principe fondamental dans un État de droit.
Plusieurs critiques ont été formulées à l’encontre de la réforme :
- Le risque d’une justice fondée sur des preuves fragilisées par le temps
- La difficulté accrue pour les prévenus d’organiser leur défense face à des faits très anciens
- L’affaiblissement de la fonction sociale du droit à l’oubli
Le Conseil constitutionnel, saisi d’une question prioritaire de constitutionnalité, a validé le dispositif dans sa décision n° 2019-785 QPC du 24 mai 2019, tout en rappelant que le législateur doit maintenir un équilibre entre la nécessité de poursuivre les auteurs d’infractions et l’exigence de sécurité juridique.
Harmonisation européenne et internationale
La réforme française s’inscrit dans un mouvement plus large d’allongement des délais de prescription observable dans de nombreux pays européens. Toutefois, des disparités significatives demeurent :
L’Allemagne prévoit des délais de 30 ans pour les infractions punies de réclusion à perpétuité, 20 ans pour celles punies de plus de 10 ans d’emprisonnement, et 10 ans pour les autres crimes.
En Espagne, les délais varient de 20 ans pour les crimes les plus graves à 5 ans pour les délits punis de moins de 5 ans d’emprisonnement.
Au Royaume-Uni, la plupart des infractions graves ne connaissent pas de prescription, ce qui rapproche ce système de common law de la solution française pour les crimes les plus graves.
Cette diversité des régimes juridiques pose des défis en matière de coopération judiciaire internationale, particulièrement dans le cadre de la lutte contre la criminalité transfrontalière. Une harmonisation européenne pourrait être envisagée, notamment pour les infractions économiques et financières qui exploitent fréquemment les disparités entre législations nationales.
Adaptations futures face aux évolutions technologiques
Les avancées technologiques en matière d’investigation et de conservation des preuves pourraient justifier de nouvelles adaptations du régime de la prescription :
Le développement des analyses ADN et des bases de données génétiques permet désormais de résoudre des affaires criminelles plusieurs décennies après les faits, questionnant la pertinence même des délais de prescription pour certains crimes graves.
L’émergence de la cybercriminalité et des infractions numériques pose des défis spécifiques en termes de détection et de caractérisation, qui pourraient justifier des règles adaptées de prescription.
La conservation numérique des preuves rend moins pertinent l’argument classique de la déperdition des preuves avec le temps, fragilisant l’une des justifications traditionnelles de la prescription.
Face à ces évolutions, le législateur pourrait être amené à repenser certains aspects du régime actuel, notamment en créant des catégories spécifiques pour les infractions numériques ou en adaptant les règles de computation des délais aux spécificités de certaines formes de criminalité émergentes.
Vers un équilibre renouvelé entre droit des victimes et droits de la défense
La réforme de 2017 a indéniablement renforcé les droits des victimes en leur offrant davantage de temps pour porter plainte et voir leurs agresseurs poursuivis. Cette évolution s’inscrit dans une tendance plus large de prise en compte des traumatismes et des difficultés psychologiques que peuvent rencontrer les victimes, particulièrement dans les affaires de violences sexuelles.
Toutefois, l’allongement des délais et la multiplication des exceptions ne doivent pas conduire à un déséquilibre excessif au détriment des droits de la défense. La présomption d’innocence et le droit à un procès équitable supposent que l’accusé puisse effectivement se défendre, ce qui devient plus difficile lorsque les faits sont très anciens.
Un équilibre renouvelé pourrait passer par :
- Un renforcement des exigences probatoires pour les poursuites concernant des faits très anciens
- Une meilleure prise en compte de la dégradation naturelle de la mémoire des témoins dans l’appréciation des témoignages
- Des garanties procédurales spécifiques pour les procès portant sur des faits survenus plusieurs décennies auparavant
La jurisprudence aura un rôle déterminant à jouer dans la définition de cet équilibre, en précisant les contours des notions encore floues et en veillant à une application proportionnée des nouvelles règles de prescription.
